Les Echos : Le juge et le patron
« Il n’est pas question de traiter les dirigeants d’entreprise mieux que les autres citoyens.
La justice doit rester la même pour tous.
Mais il serait aussi parfaitement anormal qu’ils soient moins bien traités au seul motif qu’ils sont dirigeants d’entreprise ».
Le juge et le patron
Après vingt-cinq ans dans le monde de l’entreprise, dont plus de dix ans dans des postes de direction, je viens de devenir avocat. Au cours de trois audiences récentes, j’ai été surpris par les réactions de certains magistrats sur les dirigeants d’entreprise. Un magistrat ne comprend pas que le président du directoire d’un des leaders mondiaux dans son domaine ait une rémunération mensuelle de 10.000 euros. Alors que c’est une rémunération qui se situe dans la moyenne basse de ce type de responsabilité.
Un magistrat s’étonne qu’un directeur financier reste dans une entreprise quand il découvre qu’elle est en grande difficulté… Alors que c’est précisément pour gérer des situations difficiles qu’il a été embauché et c’est d’ailleurs aussi pour cela que sa rémunération est importante.
Un magistrat reproche à un directeur général ce qu’il qualifie « d’obsession du profit »…alors qu’une entreprise n’est rien d’autre qu’un mode d’organisation juridique dans lequel des hommes s’associent pour faire en sorte, qu’à la fin, leur travail ait généré du profit pour pouvoir le réinvestir en vue de pérenniser le développement de l’entreprise, recruter de nouveaux talents et rémunérer leurs actionnaires.
Comment expliquer ces réactions qui traduisent une vision négative de l’entreprise et de ses dirigeants ?
On en arriverait presque à considérer qu’il y a une présomption de culpabilité du dirigeant, présomption simple diraient les juristes, ce qui signifie qu’il appartient aux dirigeants de démontrer le contraire, mais présomption quand même. Et ce n’est pas admissible.
Une première explication avancée est que les magistrats ne sont sollicités que sur des situations pour lesquelles il existe des soupçons d’infraction, ce qui influence négativement leur perception de l’entreprise.
Une autre explication fournie par l’Institut Montaigne dans son étude « Les Juges et l’économie : une défiance française », publiée en décembre 2012, réside dans la formation des magistrats qui ne les prépare pas assez à comprendre l’activité et la gestion des entreprises.
Je vois deux actions possibles pour donner aux magistrats une meilleure compréhension de l’entreprise : former les élèves magistrats à l’entreprise et recruter de futurs magistrats dans l’entreprise.
Pourquoi ne pas rendre obligatoire le stage en entreprise pour les élèves de l’Ecole nationale de magistrature ? D’après les analyses de l’Institut Montaigne, les magistrats qui ont réalisé un stage en entreprise sont 2,6 fois plus prompts à « laisser d’avantage de libertés aux entreprises que les autres », comme l’écrivent les auteurs, par opposition à ceux qui préconisent un contrôle accru de l’Etat.
La seconde action possible serait d’augmenter les voies d’accès à l’ENM à des personnes ayant exercé des responsabilités dans l’entreprise. Cette voie existe en passant par un concours dit « complémentaire », mais elle est très étroite. Le rapport qu’en fait l’ENM sur la session 2013 est édifiant. Le concours offrait 23 places pour accéder au 1er grade des magistrats : 43 candidats se sont présentés, mais seulement 2 ont été admis, dont un avocat. Ou, dit autrement, une seule personne ayant une expérience de l’entreprise deviendra magistrat de 1er grade en 2014 via ce concours complémentaire. Cela ne suffira évidemment pas à changer la vision des magistrats sur l’entreprise et ses dirigeants !
Entendons-nous bien : l’objectif n’est pas de transformer les magistrats en experts du fonctionnement des entreprises, mais de leur en donner une compréhension suffisante pour éviter les interprétations caricaturales et remplir au mieux leur fonction de régulation et de jugement.
Il n’est pas question de traiter les dirigeants d’entreprise mieux que les autres citoyens. La justice doit rester la même pour tous. Mais il serait aussi parfaitement anormal qu’ils soient moins bien traités au seul motif qu’ils sont dirigeants d’entreprise.
François Mazon
Publié le 17 juin 2014.